LA MODERNITÉ a été une grande réussite pour ceux qui ont eu la chance de la connaître. Songeons que nous avons pu vaincre un grand nombre d'épidémies qui ont tué des millions de personnes dans le monde pendant des siècles. De plus, nous avons substantiellement réduit la mortalité infantile et nous avons fait reculer sérieusement la guerre. Pourtant, nous n'avons toujours pas conclu un accord multilatéral garantissant aux plus pauvres parmi les pauvres l'accès à des médicaments essentiels. Nous avons de la difficulté à éviter les Rwanda et les Kosovo de ce monde.
Notre passage par la modernité a eu des répercussions sur la taille de la population mondiale. On comptait un milliard d'êtres humains en 1850, trois milliards lorsque je suis né, en 1951, et il y en a six milliards aujourd'hui. Selon les prévisions, il devrait y en avoir 10 milliards d'ici la fin du siècle.
Si nous considérons la culture de l'excès engendrée par une partie de notre consommation, il faut conclure que nous sommes en grave difficulté. S'il est vrai que nous n'avons pas encore touché les limites de la planète, il reste que ses ressources ne sont pas infinies. Si la population atteint effectivement les 10 milliards d'individus et si la prospérité s'étend enfin à tout le monde en développement, nous ferons face à un sérieux problème si nous laissons la consommation se poursuivre au même rythme et obéir aux mêmes tendances qu'au cours des 150 dernières années.
Il faut nous assurer d'avoir non seulement un développement durable, mais aussi une prospérité durable. La culture de l'excès, typique de la société moderne, doit s'effacer si nous voulons atteindre cet objectif. Créer de la richesse est un objectif que tous les pays peuvent partager, mais il faut que la conscience préside à cette évolution si nous prétendons à une prospérité authentiquement durable. Il faudra faire des choix.
La production d'un kilo de boeuf nécessite 2000 pieds carrés de sol et 100 000 litres d'eau, ressource naturelle précieuse et rare. Par contre, pour produire un kilo de soya, qui a la même valeur nutritive que le boeuf, il faut moins de 1 % de la superficie et moins de 1 % de cette eau. Dans les conditions actuelles, comment pourrions-nous persister dans nos habitudes alimentaires et souhaiter les faire partager? De manière comparable, s'il y a un milliard de voitures et de véhicules utilitaires sport sur la planète, avec toute la pollution qu'ils produisent, nous aurons un sérieux problème.
Je tiens beaucoup au rôle que l'OMC peut jouer dans la poursuite de la prospérité durable. Je crois que le prochain cycle de négociation de l'OMC- le programme de Doha pour le développement- permettra certes d'étendre le développement et la prospérité, mais nous devons aussi nous assurer que ces progrès s'accompliront sans menacer l'équilibre de notre planète.
Une éthique nécessaire
Il ne fait pas de doute que la raison nous a permis des réalisations incomparables. Néanmoins, les pouvoirs qu'elle se donne et les droits qu'elle s'attribue ne sauraient être dissociés des responsabilités qui en sont le corollaire nécessaire. Le développement est une conséquence de la confiance, mais il nous faut également développer une conscience qui éclaire nos choix de consommation et empêche que celle-ci ne devienne effrénée. (...)
Il se trouve des individus qui commencent à adopter et à pratiquer cette éthique de la conscience, des individus dont l'action peut être inspirante, jusqu'à ce que l'éthique de la conscience fasse partie intégrante du processus de décision de chacun. Le bénévolat progresse. Ainsi, au Canada, 7,5 millions de personnes, soit près du tiers de la population, consacrent bénévolement du temps à leur collectivité. De plus en plus, on opte pour les transports en commun, on recycle, on réduit l'usage des pesticides, on achète des fonds éthiques au lieu de souscrire à des fonds communs de placement ordinaires. (...)
Des scientifiques des quatre coins de la planète travaillent sur des produits génétiquement modifiés pour aider un plus grand nombre d'agriculteurs à produire des aliments d'une plus grande qualité nutritive. Ainsi, un produit appelé le "riz doré" a été conçu pour compenser certaines carences en vitamine A, cause principale de la cécité chez les enfants dans les pays en développement. En Inde, on a créé une pomme de terre modifiée qui résistera aux maladies et sera plus productive.
Les gouvernements ont aussi manifesté un degré accru de conscience. À titre de ministre du Commerce international, je peux signaler les accords complémentaires de l'ALENA sur la main-d'oeuvre et l'environnement et notre engagement à l'égard de la transparence et du développement dans le prochain cycle de négociations de l'OMC et des négociations de la Zone de libre-échange des Amériques. Je suis également fier d'appartenir à un gouvernement qui a ratifié le Protocole de Kyoto.
Tous ces exemples témoignent d'un comportement plus responsable du fait qu'il est socialement inspiré par un niveau de conscience plus élevé. C'est un bon début, mais, si nous voulons connaître une prospérité vraiment durable, nous devons être résolus à faire régner dans nos activités respectives une conscience plus exigeante. Et si nous voulons que cette éthique de la conscience pénètre toutes les couches de la société, nous devons faire en sorte que les individus, surtout dans les démocraties, fassent usage de leur pouvoir pour influencer l'État.